État, plateforme et cybernétique

Fragments philosophiques sur le devenir cybernétique des appareils de gouvernements

Avant-propos

À la suite des travaux de Michel Foucault et de Giorgio Agamben autour de la biopolitique, l'éphémère revue Tiqqun érigeait, il y a désormais une vingtaine d'années, un édifice théorique complexe, habité de concepts rares : Le Bloom, le Parti imaginaire, la métaphysique critique, la politique extatique… Les années passant, celui-ci s'est consolidé jusqu'à former une constellation de textes aux contours mal définis, Appel, les ouvrages du Comité Invisible, la revue Liaisons...

Partant, un certain nombre des propositions qui sonnait encore en 1999 comme des outrances se sont mues en évidences, tonnant la fondamentale d'un devenir cybernétique de nos sociétés. Pourtant, au-delà de quelques lectures et références éparses, chez Sylvain Lafleur, Ronan Leroux ou Mathieu Triclot, nous ne pouvons que constater le peu de confrontations de la recherche en Sciences de l'Information et de la Communication aux pistes ouvertes par Tiqqun.

Nous pensons néanmoins qu'une lecture critique de ces propositions pourrait être féconde. C'est pourquoi le mémoire présenté ci-après voudrait proposer, avec Gilles Deleuze, Michel Foucault, Giorgio Agamben, Antoinette Rouvroy, mais aussi Tiqqun, quelques points d'appui pour une meilleure saisie de ce que certains apologistes d'une servitude branchée nomment maintenant « plateformisation du gouvernement ».

Ce mémoire a été rédigé alors que j’étais en Master 2 information et communication, cursus que j’effectuais en alternance. Aussi, le temps m’a parfois manqué et je n'ai pu approfondir l'ensemble des questionnements suscités au cours du développement. Sur la question des appareils de capture et du « Mode de Production Asiatique », j'ai préféré me limiter aux deux tomes de Capitalisme et Schizophrénie ainsi qu'au cours Appareils d'États et Machines de Guerres de Gilles Deleuze, quand il aurait pu être profitable de s'attarder sur les Grundrisse, Introduction générale à la critique de l'économie politique, de Karl Marx, ou encore Sur le mode de production asiatique de Tökei et Le Despotisme Oriental, étude comparative du pouvoir total de Wittfogel. De la même manière, la partie consacrée à la subsomption du social dans le marchand aurait certainement gagnée en finesse par la mobilisation de l'appareil théorique du courant marxien dit « de la critique de la valeur », piste empruntée notamment par Olivier Sarrouy dans son article Critique marxienne de l’économique politique et devenir-usine des sociétés capitalistes avancées.

Remerciements

À Morgane, itinérante accomplie,
À Maxime, pour l'amitié,
À Erwan, compagnon de grand chemin,
À Pierre, Cleo, Adrien et Léo,
Et à nos amis.



« L'entreprise, les chiffres, l'État, les flux... Tout cela est si impersonnel, qui les a plantés là ? »

Anonyme, La Cassure



Introduction

Nous partons de ce constat : chaque jour, les plateformes numériques, intermédiaires qui rassemblent des groupes et favorisent les échanges économiques et sociaux sur Internet (sites collaboratifs, réseaux sociaux, marketplace...), marchent un peu plus sur les plates-bandes des États-Nation. Pour Clément Bertholet, co-auteur de Ubérisons l’État avant que d’autres ne s’en chargent : « Le péril n’est pas fantasmé. Au bout d’un certain temps, l’écart entre les solutions innovantes que proposent les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et les archaïsmes de l’Administration sera si grand que les populations feront le choix des premiers »¹. Par exemple, selon lui, le « Safety Check » de Facebook, fonctionnalité activée lors de périodes de crises (attentats, catastrophes naturelles...) et permettant aux utilisateurs de se déclarer en sécurité aux autres utilisateurs du réseau, est un exemple parfait « d’ubérisation » d’une fonction régalienne où une plateforme prend en charge des prérogatives de gestion de crise, jusque-là assurées par les États.

Par ailleurs, aujourd’hui, la pratique du gouvernement par le contrôle des populations s’identifie de moins en moins à la souveraineté étatique. Elle s’appuie sur la « co-création » et la « collaboration » avec des entreprises privées et la production de données et d’informations par les utilisateurs eux-mêmes des services et technologies de l’information et de la communication. Cette alliance militaro-industrielle est une affaire entendue au moins depuis 2013, année de la révélation du programme PRISM² par Edward Snowden, mais qui ne cesse de nous être réaffirmée, comme l’a montré aux États Unis l'année dernière la récupération par le Pentagone des profils de 220 millions de personnes, collectés via Facebook par l’entreprise Cambridge Analytica.

C'est l'ensemble de ces phénomènes, d'alliances et de compétitions, qui participent de la « plateformisation du gouvernement » telle que théorisée par Pierre Pezziardi et Henri Verdier, du think-tank libéral Fondapol, dans leur ouvrage Des startups d’État à l’État plateforme.

Si aujourd'hui, et depuis au moins une quarantaine d'années, il est couramment admis que nous vivons en période de crise (économique, du parlementarisme, de légitimité des institutions, etc), Verdier et Pezziardi ajoutent dans leur ouvrage une nouvelle dimension à celle-ci. Le XXI ème siècle serait celui d'une nouvelle révolution industrielle caractérisée par « l'ubérisation » et l'influence des plateformes. Par comparaison à l'exode rural, un « exode numérique » serait nécessaire afin d'atteindre la « Terre promise » de la conversion au numérique de l'appareil d'État.

L'ouvrage de Pezziardi et Verdier est un catalogue de recommandations afin de faire de cette traversée du désert qu'est l'« exode numérique » une « révolution des organisations » où la distribution du savoir s'oppose opportunément à sa concentration, la personnalisation à la standardisation, l'alignement « penseur / faiseurs » à la subordination et la « transparence » et la « responsabilisation » au contrôle à priori.

‍Pour l'État-Français, l'État plateforme s'incarne dans la DINSIC (Direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État), dont Henri Verdier est le président, et son« incubateur de start-up d’État », une façon de concevoir des services publics numériques qui repose sur les « méthodes agiles ». Alors que l'on présuppose d'emblée que la création de services publics innovants doit se plier aux lois du marché, les startups d'État figurent en bonne place dans le rapport de Pisani-Ferry préfigurant le grand plan d’investissement (GPI). L’économiste y voit bien sûr« une façon d’offrir enfin des services publics numériques dignes de ce nom, tout en réduisant les coûts ».⁴

Dans cette stratégie, le concept d’État plateforme, décrit comme conversion de l'appareil d'État aux modes de fonctionnement managériaux des plateformes, semble s’inscrire dans une logique discursive relativement éculée et maintes fois relevée par Armand Mattelart où « Les technologies de l'information sont érigées en outils de sortie de crise, diagnostiquée comme une crise du modèle de croissance et de gouvernabilité des démocraties occidentales ». Pierre Piezzardi l'affirme lui-même « La transformation va prendre 10 à 20 ans, c’est une réforme du management plutôt que technologique. Des intrapreneurs motivés et intelligents, il en existe plein la fonction publique, il faut juste leur donner du pouvoir. »⁵

Nous pourrions alors craindre de faire face à un concept vide, tout entier dévolu à une certaine performativité des discours managériaux, l’un de ces « gros concepts, aussi gros que des dents creuses » selon une formule de Gilles Deleuze. Pourtant, si d'après Siegfried Kracauer, les phénomènes culturels sont des manifestations signifiantes de l'époque, des phénomènes « de surface » ou des manifestations visibles de l'« être de la société », de la même manière, nous pensons que les logiques discursives de légitimation autour de l'État-Plateforme invitent à être reconsidérées afin d'en saisir le sens profond.⁶

Qu'est-ce que l'État-Plateforme ? Partants d'une relecture du cours Appareils d'États et Machines de Guerre (1979) de Gilles Deleuze, notre hypothèse est que la« plateformisation du gouvernement » peut-être comprise comme un tissu complexe d'alliances et de mises en compétition d'appareils de captures, où les États et les plateformes, modèlent l'espace d'internet, et agissents désormais comme réseaux de dispositifs entremêlés, dans un champ d'immanence⁷ dont la cybernétique est la nouvelle technologie de gouvernement.

Afin de répondre à cette problématique, notre étude se déroulera selon deux axes. Dans une première partie, nous observerons comment, à la manière des États sur les espaces territoriaux, les plateformes organisent l'espace d'internet à l'aide d'un ensemble d'appareils de captures, par le striage de l'espace et la mise au travail des sujets qu'ils disposent. Ensuite, dans une seconde partie, nous remarquerons comment cette « plateformisation du gouvernement » déborde les cadres d'analyses libéraux de l'État moderne et de sa politique. Suivant Tiqqun, face au dépassement de « l'hypothèse libérale », nous poserons une « hypothèse cybernétique » et observerons comment, suite au démantèlement des institutions en un réseau de dispositifs, nous pouvons considérer les appareils d'États et les plateformes comme des ensembles de dispositifs coexistants, participant à un âge particulier du régime cybernétique du pouvoir, celui de la gouvernementalité algorithmique.

Notes


I) Penser la plateforme comme ensemble d'appareils de capture

A) Mise au point

1) Internet n'est pas un espace lisse

« L'espace électronique d'Internet non plus n'est pas l'espace lisse et neutre dont parlent les idéologues de l'âge de l'information. (…) Virtuels ou réels, les espaces de l'Empire sont structurés en territoires, striés par les cascades de dispositifs qui tracent les frontières puis les effacent lorsqu'elles deviennent inutiles, dans un balayage constant qui est le moteur même des flux de circulation. Et dans un tel espace structuré, territorialisé et déterritorialisé, la ligne de front avec l'ennemi ne peut pas être aussi nette que dans le désert de Lawrence »

Tiqqun, Tout à failli, vive le communisme


Les mythes ont la vie dure. Nous devons beaucoup à Pierre Musso pour son travail généalogique de l'utopie technoscientifique et de sa manière d'évacuer la conflictualité politique de l'utopie sociale au travers de la célébration du progrès technique, dès la révolution industrielle et la naissance des premiers réseaux, le chemin de fer et le télégraphe de Chappe en Franc. Les prophètes de la religion des réseaux, à l'image de Michel Chevalier en 1832, défendaient effectivement l'idée selon laquelle les réseaux techniques seraient les vecteurs de la démocratie et de l'égalité, par la simple mise en circulation, libre et transparente des flux humains, des savoirs et des capitaux : « Améliorer la communication... c'est faire de l'égalité et de la démocratie. Des moyens de transport perfectionnés ont pour effet de réduire les distances non seulement d'un point à un autre, mais également d'une classe à une autre »².

Comme nous le notions lors d'un précédent travail, intitulé, Internet, une rationalité du contrôle en actes, ce mythe, supposant que la libre circulation de l'information entraîne à elle seule le changement social, reconduit au gré des « révolutions » techniques et des innovations réticulaires, a un temps constitué la grille de lecture d'un Internet comme interconnexion de machines et d'objets considérés comme autant de points égaux d'un réseau décentralisé, et caractérisé par la circulation libre, c'est-à-dire transparente, et donc incontrôlable de l'information. C'est peu de dire que le développement des GAFAM, nous a largement déniaisé de cette croyance.

Ainsi donc nous découvrons qu'Internet ne se réduit pas à son réseau, à une infrastructure physique de câbles et à des flux d'informations. Il se caractérise aussi par la permanence et l'accessibilité à des contenus. Au travers de l'économie de plateformes, il se caractérise par des masses d'informations et des marchés. Il se caractérise par le cloud, ce nuage de données en attente de sollicitations, stockées par les plateformes et leurs utilisateurs sur des ordinateurs distants, les serveurs.³

Suivant de nouveau le géographe Boris Beaude, dans son ouvrage, Internet, changer l'espace, changer la société, il nous semble qu'une bonne intelligence de ce qu'est Internet, et des enjeux économiques, sociaux et politiques qu'il recouvre, se doit de passer par une relecture spatiale.

Rappelons que pour lui, « Internet est autant ce qui relie que ce qui est relié, le tout étant supérieur à la somme de ses parties. »⁴ Paraphrasant Kant, il nous explique que, de même qu'Internet, l'espace n'est ni un support, ni un contenu, que ce n'est pas une chose, mais l'ordonnancement des choses. L'espace, comme le temps, serait « une forme à priori de la sensibilité, l'un et l'autre nous permettant d'appréhender le réel et d'établir des relations entre les choses dont nous faisons l'expérience. »⁵

Cette désignation d'Internet comme un espace sonne presque comme une invitation à le penser à l'aide des termes de Gilles Deleuze, dont on ne peut que louer le travail conceptuel fourni à l'appréhension philosophique de l'espace, notamment dans les deux tomes de Capitalisme et Schizophrénie rédigés avec Félix Guattari, L'anti-Oedipe et Mille-Plateaux.

Ainsi, dans Mille-Plateaux, au cours d'un développement sur l'art optique et l'art haptique, Gilles Deleuze caractérise deux espaces types différents, les espaces lisses et les espaces striés. Ceux-ci ne sont pas opposés radicalement et Deleuze considère qu'ils sont en mélange constant, débordant les uns sur les autres et composant de manière complexe. « Il faudrait analyser ces mélanges concrets, car ce n'est pas de la même manière qu'un espace strié redonne de l'espace lisse ou qu'un espace lisse se fait strier », dit-il lui-même dans l'un de ses cours à Vincennes, le 6 janvier 1979.⁶

Toujours est-il qu'il considère l'espace lisse comme l’espace spécifique de l’art haptique : c’est un « espace sans profondeur, un espace d’immédiateté et de contact, qui permet au regard de palper l’objet, de se laisser investir par lui et de s’y perdre. (...) L'espace lisse, enté sur la notion de proximité, est aussi un espace a formel. Il ne contient ni formes ni sujets, mais se peuple de forces et de flux, constituant un espace fluide, mouvant, sans ancrage ni polarisation, sans empreinte qui ne soit éphémère. »⁷ Cet espace est chez Gilles Deleuze, celui où s'invente l'organisation nomade, la machine de guerre, on le retrouve dans le désert, la steppe ou en mer par exemple. À l'inverse, l'appareil d'État sédentaire, lui, organise un l'espace strié, délimité, caractérisé par un dedans et un dehors, par composition territoriale. C'est notamment l'espace de la zone urbaine, de l'agriculture et des réseaux d'irrigation.

C'est à partir d'une telle définition que Mireille Buydens essaye de faire jouer le concept d'espace lisse afin de caractériser l'espace d'internet, dans une note sur l'espace lisse et l'espace strié dans Le vocabulaire de Gilles Deleuze :

« Le concept d'espace lisse constitue un modèle particulièrement fécond pour penser différents phénomènes contemporains caractérisés par une valorisation de la dissolution des frontières et des structures, de la fluidité, du non planifié et du spontané. En ce sens, il est un excellent outil pour conceptualiser l'espace cybernétique. Internet ne fonctionne-t-il pas en effet précisément comme un espace adirectionnel, non polarisé et non cartographiable, où les images se nouent et se dénouent sur un plan également proche ? Ne parle-t-on pas d'ailleurs de surfer sur le réseau, comme on navigue au gré des vagues, glissant sans boussole sur la poussière de pixels préformels ? L'internaute est un nomade, pilotant à vue dans la proximité des pages, sans perspective possible. Aussi Internet est-il l'espace lisse par excellence, comme lui espace d'ivresse et de fata morgana, aussi plein et vide que le Sahara, aussi proche et aussi aveuglant. L'espace strié serait alors, au contraire, le paradigme des médias traditionnels, avec leur linéarité, leur construction, leur profondeur et leur mise en perspective: l'orographie lisible de la vision éloignée, réfléchie et panoramique, opposée à la proximité enivrante de la vision haptique en espace lisse. »⁸

Pourtant, nous devons à Louise Drulhe, auteure de l'Atlas Critique d'Internet, un formidable travail de cartographie et de modélisation de cet espace que Mireille Buydens considère comme lisse « par excellence ». Un simple coup d'oeil à ses travaux nous apprendra ainsi qu'Internet dispose de frontières, étant partout une projection locale et parcellaire d'un espace global. Par exemple, Google Earth est interdit au Maroc, Google Maps présente des frontières différentes selon le pays dans lequel il est utilisé et les différends territoriaux auxquels ceux-ci sont confrontés. En France, de nombreux sites de téléchargements, illégaux, sont inaccessibles alors qu'ils ne le sont pas pour les internautes d'autres pays. Cette projection est en grande partie le fruit des arrangements des plateformes avec les appareils d'États et de certaines mises en conformité de leurs contenus avec les différentes lois locales.

On apprendra aussi (et surtout) avec Louise Drulhe, qu'Internet est un espace extrêmement polarisé, où l'hypercentralitéest croissante et où un très petit nombre d'acteurs concentrent la majorité des activités, qui ne sont plus également décentralisées. Afin de représenter la force de cette concentration, Louise Drulhe fait l'hypothèse que certains acteurs du web, disposant d'un poids plus fort ont « creusé la surface du web »¹⁰. Parmi ces acteurs, les moteurs de recherche, classant les pages web et les rendant plus ou moins lointaines, réagencent avec une efficacité déconcertante l'architecture du web, favorisant les passages à leurs bénéfices. Cette redistribution de l'espace est particulièrement opérante dans le cas des moteurs de recherches profilant leurs utilisateurs afin de leur suggérer des résultats personnalisés. Google, passé maître dans cette pratique et utilisé à 90% en France et dans de nombreux autres pays se place comme intermédiaire entre les utilisateurs et le reste d'Internet dont il contrôle la géométrie.


D'après Louise Drulhe, le web n'est donc pas une surface plane, mais une prolifération de reliefs et de profondeurs disparates, aux pentes de plus en plus raides, produits par les plateformes. Cette représentation nous permet de comprendre plus aisément la diminution de « l'errance numérique », jusqu'alors caractérisée par la sérendipité, la découverte de curiosités inattendues. En effet, remplaçant le nomadisme, de lien en lien, de page en page, nous remarquons chez les internautes, glissants sur les pentes d'Internet, une tendance de plus en plus marquée à la sédentarité, l'utilisation récurrente des mêmes services et plateformes, comme des portails fonctionnant en vases clos.

Si, à l'image de Mireille Buydens, il est osé d'affirmer qu'à un moment quelconque, l'espace d'Internet n'ait jamais pu être particulièrement lisse, il est fort probable que la présence même d'espaces lisses sur Internet soit en forte décroissance, tant ils sont pris dans des mouvements de reterritorialisationsous l'influence des plateformes, qui, à leur profit, érigent des frontières, marquent des distances, gèrent les interconnexions. Comme l'indique la citation en exergue de cette partie, ce fait était déjà mis en évidence dès le numéro 2 de la revue Tiqqun, en 2001, soit bien avant l'existence de l'une des plus célèbres plateformes contemporaines, Facebook, lancée le 4 février 2004.

Fig 4 : Louise Drulhe, The Two Webs (extrait)

Notes


2) De la subsomption du social dans le marchand

« Peu d'entre ceux qui trouvent quelque chose à redire de la misère exorbitante que l'ON voudrait nous imposer n'a encore véritablement compris ce que cela voulait dire, de vivre dans un monde entièrement produit. D'abord, cela veut dire que même ce qui, au premier coup d'oeil, nous avait paru « authentique », se révèle comme produit, c'est-à-dire comme jouissant de sa non-production comme d'une modalité valorisable dans la production générale. »

Tiqqun, Contributions à la Guerre en cours


À la suite des concepts de travail immatériel, travail des publics et travail cognitif, l'étude du digital labor tente de renouveler les réflexions autour d'une notion dont on parvient de moins en moins à cerner les contours : le travail. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, cette forme de « travail numérique » ne désigne pas celui des ouvriers des usines produisant les dispositifs techniques nécessaires au fonctionnement infrastructurel des nouvelles technologies. Selon Antonio A. Casilli, nous devrions plutôt la comprendre comme le « travail invisible réalisé pour des dispositifs qui captent l'attention pour la réinjecter dans des logiques de marchandisation. » :

« En revanche, nous devons nous situer en dehors des lieux classiques de la production pour voir apparaître ce travail. C'est en nous penchant sur les lieux de nos sociabilités ordinaires, sur nos interactions quotidiennes médiatisées par les nouvelles technologies de l'information et la communication, que nous commençons à détecter des formes d'activités assimilables au travail parce que productrices de valeur, faisant l'objet d'un quelconque encadrement contractuel et soumises à des métriques de performance. Nous appelons digital labor la réduction de nos « liaisons numériques » à un moment du rapport de production , la subsomption du social sous le marchand dans le contexte de nos usages technologiques. »¹


Défini plus clairement, le digital labor, est la production de l'ensemble des activités numériques quotidiennes des usagers des plateformes sociales, d'objets connectés ou d'applications mobiles :

« Chaque post, chaque photo, chaque saisie, et même chaque connexion à ces dispositifs remplit les conditions évoquées dans la définition, produire de la valeur (appropriée par les propriétaires des grandes entreprises technologiques), encadrer la participation (mise en place d'obligations et contraintes contractuelles à la contribution et la coopération contenues dans les conditions générales d'usage), mesurer (indicateurs de popularité, réputation, statut). »²

Dans une interview à la revue Période, Kylie Jarret, autrice de Feminism, Labour and Digital Media: The Digital Housewife, revient sur les distinctions entre travail et loisir, production et consommation, travail productif et improductif, ou encore travail libre et aliéné. Interrogée sur l'idée selon laquelle, le digital labor aurait fait s’effondrer ces frontières, elle répond que :

« Ce que nous apprend l’histoire critique du travail domestique et de la formation des subjectivités au sein de la division genrée, sexuelle et raciale du travail, c’est que de telles distinctions ont toujours été illusoires. Pour les femmes et les personnes racisées, il n’y a jamais eu d’espace qui ne soit fondamentalement constitué par les manières qu’a eu le capitalisme d’incorporer les logiques patriarcales et racistes. Même la subjectivité individuelle est fondamentalement articulée en lien avec ces relations de pouvoir ; donc depuis un point de vue critique féministe ou queer, ces distinctions entre travail et loisir ne tiennent pas. »³


Pour le dire autrement, Kylie Jarret considère que bien avant le digital labor, le « travail invisible » de reproduction sociale effectué notamment par les femmes, au sein du foyer, sans statut ni salaire, traduisait l'étendue de la supercherie constituée par les distinctions entre travail et loisir, ou travail productif et improductif (d'après l'OCDE en France en 2011, le travail non rémunéré représentait 3 heures et 27 minutes par jour, soit 32% du PIB. Il s’élevait à 4h18 pour les femmes contre 2h16 pour les hommes en moyenne).

S'il est bien évidemment terrible qu'il ait fallu que cette forme d’aliénation tende à concerner immédiatement, indistinctement et en permanence l'ensemble des êtres, par le biais du digital labor, pour que l'on puisse enfin signifier clairement son existence, remarquons que sa prise en compte dans la catégorie de travail reste un problème difficile à trancher.Il n'est en effet pas simple de fixer comme relation de travail les usages numériques ordinaires ou le « travail invisible » de reproduction sociale. De prime abord, la captation de valeur contenue dans le digital labor peut faire penser à un « urtravail », pour autant, dans une optique marxienne où c'est le surtravail qui précède le travail, nous pourrions aussi arguer du fait que c'est l'existence de la relation salariale qui fait le « surtravail », relation absente du « travail » de reproduction sociale comme du digital labor... En revanche, qu'il soit pris comme travail ou non, le digital labor a lemérite de nous conduire à penser les mutations de la production de valeur dans nos sociétés. Nous le retenons donc déjà, à minima comme processus de valorisation de nos liaisons numériques, au sens où celles-ci constituent pour les plateformes un capital, une richesse subjective.

Suivant une intuition posée par le Collectif pour l'Intervention, nous dirons : Si auparavant l'économie politique capitaliste fixait les individus dans des identités (de classe, de race ou de genre) par un rapport de production aux fonctions sociales rigidement distribuées, nous considérons qu'aujourd’hui le capital tend plutôt à se nourrir de relations transductiveset transindividuelles, arrachant tout élément productif à son milieu et se posant comme intermédiaire marchand.Ainsi la valorisation des données issues de nos liaisons numériques n'est rien d'autre que l'exploitation d'un commun relationnel, d'un tissu de relations transindividuelles qui ne sont ni produites en moi, ni hors de moi, mais à travers moi, et indissociablement, à travers d'autres êtres.C'est qu'en effet, « un individu ce n'est pas un Moi clos sur lui même, attaché à une identité figée, c'est une trajectoire singulière, faite de rencontres, d'une multiplicité d'expériences et de relations. En son centre, il n'y a pas un « Moi profond », mais un foyer de relations »¹² ou chaque être est « l’un qu’il est et le plus qu’un qui le traverse ».¹³

L’aliénation ne réside pas simplement dans le fait de constituer les individus en « force de travail », à en extraire un surtravail pour in fine s'accaparer la plus-value, mais à les produire comme inséparablement producteur, marchandise et consommateur, comme un rapport au monde, dans lequel toute forme de vie et toute relation à un milieu (notamment social) est à concilier à un impératif de valorisation économique, et où la transindividuation se retrouve contrainte, la capture du plus-que empêchant la formation réelle des plus-d’un.¹⁴

Prenant notamment pour exemple Facebook et Google, dans un long passage de l'article Critique marxienne de l’économique politique et devenir-usine des sociétés capitalistes avancées, consacré à l'articulation des mécanismes de valorisation économique aux différentes sphères d’activité sociale, Olivier Sarrouy remarque ainsi la manière dont la médiation marchande subvertit les autres modes de relation d'existence des collectifs transindividuels :

« Le propre de la médiation marchande est en effet d’attribuer aux collectifs qu’elle assemble un certain mode d’existence « économique » tel que ce collectif ne se présente à chacun de ses membres que sous un rapport d’extériorité abstrait ; rapport exercé et in-formé par la médiation réciproque d’un ensemble d’énoncés collectants — bilans comptables, études de marché, etc. — évaluant la seule disposition de leur activité à se socialiser dans l’échange marchand. Le domaine d’exercice de ces médiations se trouvait jusqu’ici circonscrit à l’espace du travail et de son organisation ; celles-ci semblent aujourd’hui déterminer la configuration d’un nombre toujours plus important des médiations que mobilisent les acteurs transversalement aux différentes sphères d’activité instituées : l’organisation de nos relations sociales par Facebook s’y trouve ordonnée de façon spécifique par l’exigence de valorisation économique des traces numériques qu’elles abandonnent ; la médiation algorithmique et linguistique des internautes proposée par Google se trouve redoublée et configurée par la médiation économique entre offreurs de biens et consommateurs potentiels que constituent les régies publicitaires « personnalisées » (Kaplan, 2011) ; l’engagement des acteurs dans la conception et la diffusion de l’offre marchande par les plateformes de crowdsourcingy consiste en la subsomption d’une part croissante de leurs interactions « privées » aux mécanismes de valorisation du capital. Le rapport singulier que configure la mise en relation marchande des acteurs au collectif « économique » qu’ils composent tend ainsi à ordonner l’organisation d’un nombre toujours plus large d’activités extérieures à la seule sphère productive. »¹⁵

Alors que le salariat perd de ses fonctions intégratrices, on discerne la prétention du capital à subsumer l'ensemble du social. D'abord, face à l'impératif économique, le travail n'est plus limité à une temporalité spécifique, mais étend son emprise à l'ensemble de la vie quotidienne se dédoublant comme « travail sur soi », où chaque producteur se soumet comme vivier d'informations et source de valeur potentielle. Ensuite, chaque mode de relation au collectif est recomposé selon la manière dont il se retrouve investi ou (capturé) par un procès de valorisation. Si l'on a inévitablement à l'esprit la théorie néolibérale du capital humain, où l'homo œconomicus se fait entrepreneur de lui-même et de la valorisation de ses compétences, étant pour lui même son propre producteur et la source de ses revenus, remarquons que la production contemporaine de valeur ne suppose même pas obligatoirement la mobilisation de compétences ou de « travail » de la part d'un sujet dans la mesure où, via une multitude de dispositifs embarqués (dont les smartphones sont les plus généralisés), les utilisateurs des plateformes sont constamment en train d'émettre des données, « capturées par des tiers le plus souvent de manière subreptice »¹⁶. Le sujet des plateformes média, agissant ou non, est donc loin d'être en majorité contenu dans la figure du « professionnel amateur ». En réalité, Antonio Casilli note que :

« les fruits du digital labor ne sont pas seulement des contenus qui demandent des compétences, des talents, ou des spécialisations particulières. Les traces et les manifestations passives de la présence en ligne sont d'autant plus monétisables ».¹⁷

L'exemple du digital labor rend manifeste l'idée selon laquelle l'économie des relations que nous avons décrit jusqu'ici, plus qu'une économie de l'attention, est une économie de la présence, d'abord dans le sens littéral de valorisation de la simple présence d'un sujet et de ses relations à un milieu donné, mais aussi au sens particulier que le concept de « présence » prend dans Les concepts fondamentaux de la Métaphysique de Heidegger, comme « être au monde », ici toujours reconfiguré dans le sens de la production de valeur et dégradé par la médiation marchande.

C'est là que l'exploitation de la vie signifie désormais « exploitation du temps de la vie », non pas simplement d'un temps de travail humaimais du temps de la présence au monde d'un être, humain ou non humain. Cette exploitation n'est pas seulement basée sur la capacité créatrice de l'homme et « la production de l’homme par l’homme », comme pourraient le suggérer certaines théories du capitalisme cognitif, mais bien plutôt comme « asservissement machinique généralisé » rendu indépendant d'un travail quelconque, tel que déjà identifié dans Mille Plateaux par Deleuze et Guattari :

« C’est comme si l’aliénation humaine était remplacée dans le surtravail lui-même par un « asservissement machinique » généralisé, tel qu’on fournit une plus-value indépendamment d’un travail quelconque (l’enfant, le retraité, le chômeur, l’auditeur à la télé, etc … ). Non seulement l’usager comme tel tend à devenir un employé, mais le capitalisme opère moins sur une quantité de travail que sur un processus qualitatif complexe qui met en jeu les modes de transport, les modèles urbains, les médias, l’industrie des loisirs, les manières de percevoir et de sentir, toutes les sémiotiques »²¹

Chez Marx, le travail, en régime capitaliste, était déjà dit « abstrait », amputé de toute réalité humaine lors de la constitution, de la mesure, de la mise sur le marché et de la rétribution de la force de travail. Aujourd'hui, nous dirons que le capital abstrait désormais jusqu'au transindividuel. Ce qui fait l'originalité et la force des plateformes dans ce processus de captation est leur capacité inégalée à « abstraire l’inaliénable en intension comme en extension »²² c'est-à-dire à le rendre quantifiable et mesurable : si les plateformes ne peuvent réellement exploiter les affects ou les humeurs, elles développent technologies et brevets afin d'en capturer des versions appauvries, par le biais de leurs extériorisations. Par exemple, dans leur livre, Le Web Affectif, Camille Alloing et Julien Pierre notent que lorsque Twitter propose des cœurs afin d'affiner le ciblage de ses tweets sponsorisés, Facebook propose (et par là demande) à ses utilisateurs de déclarer leurs états affectifs, en s’appuyant sur des émoticônes, et de les lier à ses dispositifs de personnalisation et de profilage, leur conférant une valeur marchande. Deleuze et Guattari faisaient du mythe du zombie, du mort-vivant ou du mutilé les mythes du travail.Pour nous, dans la phase présente de l’occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés de l’économie, c'est désormais le fantôme et le reflet qui symbolisent l'abstraction du transindividuel et l'injonction constante à se perdre en Narcisse.

Notes


B) Étudier les plateformes à l'aide du matérialisme historico-machinique

1) Aux origines de la plateforme et de l'Urstaat

a) Une étymologie du mot « plateforme »


À la manière de certaines firmes transnationales, il est déjà courant d'affubler les plateformes, et surtout les plus célèbres d'entre elles, les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), du qualificatif « d'empires » ou « empires marchands ». La comparaison avec l'empire ou l'État est même régulière dans le champ des Sciences de l'Information et de la Communication, chez Dominique Cardon à l'occasion, mais aussi plus clairement dans un article d'Olivier Ertzscheid intitulé « Le code c'est la loi. Et les plateformes sont des États. »¹, basé sur une relecture du bien connu Code is Law de Lawrence Lessig, publié en janvier 2000.

Intuitivement, nous percevons que derrière le terme relativement neutre de « plateforme », quelque chose tient du gouvernement, d'une modalité particulière d'exercice du pouvoir. La chose devient particulièrement claire à la lecture de l'article « De quoi une plateforme est elle le nom ? », d'Antonio Casilli, où celui-ci propose une étymologie du mot plateforme, à la suite des travaux de Tarleton Gillespie. Pour lui, le choix de la métaphore architecturale « relève d’une volonté de concepteurs, innovateurs et investisseurs de se présenter comme des simples intermédiaires, et non pas comme des moteurs d’interaction sociale et de décision stratégique dans le domaine économique. »² Cependant, passé d'une métaphore à un concept théologique par le biais de Sir Francis Bacon (An Advertisement Touching a Holy War, 1622) et de la Cambridge Platform de 1648 (document des églises congrégationnalistes puritaines du New England), le terme « plateforme » prend une signification politique en 1652 dans l'essai de Gerrard Winstanley, The Law of Freedom in a Platform,texte fondateur du mouvement des Diggers. Le texte de Winstanley pose quelques principes de base d’un programme politique proto-communiste (la plateforme proprement dite) adapté à une société d’individus libres (mise en commun des ressources productives, abolition de la propriété privée, critique de la servitude). Le terme de plateforme y désigne un pacte (“covenant”) entre une pluralité d’acteurs politiques qui négocient de manière collective l’accès à un ensemble de ressources et de prérogatives communes.

Alors Casilli fait l'hypothèse que l'utilisation du mot plateforme est moins une imitation métaphorique qu’une récupération et un détournement de ses principes politiques initiaux. Il note :

- « la mise en commun (la “polity by Commons” de Churchill) se transforme en “partage” sur les plateformes de la soi-disant sharing economy ; »
- « l’abolition du travail salarié
(la critique de Winstanley de la servitude par le “work in hard drudgery for day wages”) se transforme en précarisation de l’emploi et en glorification du “freelance” dans les plateformes d’intermédiation du travail ; »
- « l’abolition de la propriété privée (le communisme agraire des diggers) se transforme en “ouverture” de certaines ressources productives (telles les données) dans les programmes de l’État-plateforme. »⁵


Ce détour étymologique confirme la portée politique des stratégies économiques activées par les plateformes et dégage deux traits particulièrement intéressants d'une plateforme idéale : l'abolition de la propriété privée qui fait place à un régime de propriété publique et l'abolition du travail salarié dans son acception classique. À la lecture de ces deux traits en particulier, on ne peut s'empêcher de noter une certaine proximité avec la formule trinitaire de l'empire archaïque, l'Urstaat (ou « formation despotique asiatique » chez Marx), telle que décrite par Gilles Deleuze et Félix Guattari, et sur laquelle nous reviendrons dans la partie suivante.

b) Une archéologie de l'Urstaat


Pour contextualiser en quelques mots tout d'abord, en 1972, avec le chapitre III de l'Anti-Œdipe, la théorie de l'État de Deleuze et Guattari part d'une aporie : l'impossibilité d'identifier une genèse de l'appareil d'État, les sociétés « sans États », étant caractérisées par des mécanismes institutionnels de conjuration de l'État, neutralisant toute possibilité de formation d'un appareil de pouvoir séparé et autonome du corps sociaPour Pierre Clastres, l'État ne pouvait naître que d'un coup, d'« un surgissement d'autant plus miraculeux ou monstrueux ». Face à ce commencement et cette chronologie introuvable, Deleuze et Guattari construisent une approche topologique du phénomène étatique (nous avons effectivement déjà vu que l'appareil d'État et la Machine de Guerre produisent et se produisent dans deux types d'espaces particuliers). Ils s'appuient sur l'étude de Braudel du site archéologique anatolien de Çatal Hüyük, contestant l'idée voulant que la campagne « aurait forcément précédé la ville dans le temps », et construisent le concept d'Urstaat comme État originaire, toujours déjà-là et toujours renaissant :

« L’État ne s’est pas formé progressivement, mais surgit tout armé, coup de maître en une fois, Urstaat originel, éternel modèle de ce que tout État veut être et désire. La production dite asiatique, avec l’État qui l’exprime ou en constitue le mouvement objectif, n’est pas une formation distincte ; c’est la formation de base, elle horizonne toute l’histoire (…). L’État despotique originaire n’est pas une coupure comme les autres. De toutes les institutions, elle est peut-être la seule à surgir tout armée dans le cerveau de ceux qui l’instituent, « les artistes au regard d’airain ». C’est pourquoi, dans le marxisme, on ne savait trop qu’en faire : elle n’entre pas dans les fameux cinq stades, communisme primitif, cité antique, féodalité, capitalisme, socialisme. Elle n’est pas une formation parmi les autres, ni le passage d’une formation à une autre. On dirait qu’elle est en retrait par rapport à ce qu’elle coupe et par rapport à ce qu’elle recoupe, comme si elle témoignait d’une autre dimension, idéalité cérébrale qui se surajoute à l’évolution matérielle des sociétés, idée régulatrice ou principe de réflexion (terreur) qui organise en un tout les parties et les flux. »⁷

Dès ce premier moment de la théorisation de l'appareil d'État chez Deleuze et Guattari, ceux-ci construisent l'Urstaat sur la base du « mode de production asiatique ». Le MPA est une forme relativement problématique au sein du matérialisme historique, travaillée d'abord par Marx dans lesGrundrisse⁹, puis reprise par Engels dans L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l' État, écartée de la « théorie des stades » sous la période stalinienne, puis redécouverte par la suite. Sur le sujet, c'est très vraisemblablement l'ouvrage de Karl Wittfogel, Le Despotisme Oriental (1964), qui a inspiré Deleuze et Guattari :

« Wittfogel y reprenait la question du MPA en enchâssant la construction historiquement informée d’un paradigme idéaltypique (les « États hydrauliques »), et une approche comparative de ce modèle avec des formations étatiques contemporaines. Entendant renouveler la compréhension de ce mode de production en précisant les fonctions de son appareil de pouvoir bureaucratique, cette étude introduisait une série de tensions dans les présupposés du marxisme classique. Elle menait à considérer l’appareil d’État, non comme une instance de domination garantissant de l’extérieur les conditions d’appropriation du surproduit du travail social, mais comme une puissance d’organisation directement économique et de socialisation du travail qui conditionne intérieurement les rapports de production rendant possible le surproduit. »¹⁰

À la lecture des deux dernières citations retranscrites, de l'« idéalité cérébrale qui se surajoute à l’évolution matérielle des sociétés, idée régulatrice ou principe de réflexion (terreur) qui organise en un tout les parties et les flux », aux États hydrauliques « comme une puissance d’organisation directement économique et de socialisation du travail qui conditionne intérieurement les rapports de production rendant possible le surproduit », le rapprochement entre un Urstaat, modèle de l'appareil d'État, et notre objet d'étude, les plateformes, paraît de plus en plus légitime. Surtout, au regard de nos précédents développements sur le digital labor, quand Gilles Deleuze et Félix Guattari font de leur État originaire l'« opérateur d'une prise de pouvoir dans les productions transindividuelles de l'inconscient, qui réorganise les scénarios fantasmatiques dans lesquels se règlent les identifications collectives et les modes de subjectivations des individus sociaux »,¹¹ sans pousser plus loin la schizo-analyse de la forme-État, on comprend l'intérêt que peut revêtir une comparaison entre appareils d'États et plateformes, tant les premiers combinent à la fois des opérations de production sociale et de capture des productions transindividuelles, des systèmes institutionnels et des systèmes de subjectivation.Ceci sera naturellement l'objet de notre prochaine partie.

Notes


2) La capture, de l'accumulation primitive de la puissance d'État à l'accaparement des productions transindividuelles

Tout au long des deux tomes de « Capitalisme et schizophrénie », L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux, Deleuze et Guattari écrivent une histoire universelle, constituée d'ensembles multiples de flux matériels et sémiotiques (flux de désirs notamment), « codés », « décodés », voire « surcodés ». Dans cette histoire, les différentes formations sociales ne se définissent pas par des modes de production, mais par des « processus machiniques », qui décrivent la manière dont celles-ci se constituent, au travers du traitement de certains flux :

« Nous définissons les formations sociales par des processus machiniques, et non par des modes de production (qui dépendent au contraire des processus). Ainsi les sociétés primitives se définissent par des mécanismes de conjuration-anticipation ; les sociétés à État se définissent par des appareils de capture ; les sociétés urbaines, par des instruments de polarisation ; les sociétés nomades, par des machines de guerre ; les organisations internationales, ou plutôt œcuméniques, se définissent enfin par l’englobement de formations sociales hétérogènes. Or, précisément parce que ces processus sont des variables de coexistence qui font l’objet d’une topologie sociale, les diverses formations correspondantes coexistent. Et elles coexistent de deux façons, de manière extrinsèque et de manière intrinsèque. D’une part, en effet, les sociétés primitives ne conjurent pas la formation d’empire ou d’État sans l’anticiper, et ne l’anticipent pas sans qu’elle ne soit déjà là, faisant partie de leur horizon. Les États n’opèrent pas de capture sans que le capturé ne coexiste, ne résiste dans les sociétés primitives, ou ne fuie sous de nouvelles formes, villes, machines de guerre. (…) Il n’y a pas seulement coexistence externe des formations, il y a aussi coexistence intrinsèque des processus machiniques. C’est que chaque processus peut fonctionner aussi sous une autre « puissance » que la sienne propre, être repris par une puissance qui correspond à un autre processus. L’État comme appareil de capture a une puissance d’appropriation ; mais justement, cette puissance ne consiste pas seulement en ce qu’il capture tout ce qu’il peut, tout ce qui est possible, sur une matière définie comme phylum. L’appareil de capture s’approprie également la machine de guerre, les instruments de polarisation, les mécanismes d’anticipation-conjuration. C’est dire inversement que les mécanismes d’anticipation-conjuration ont une grande puissance de transfert : ils ne s’exercent pas seulement dans les sociétés primitives, mais passent dans les villes qui conjurent la forme-État, dans les États qui conjurent le capitalisme, dans le capitalisme lui-même en tant qu’il conjure ou repousse ses propres limites (…). De même, les machines de guerre ont une puissance de métamorphose, par laquelle certes elles se font capturer par les États, mais par laquelle aussi elles résistent à cette capture et renaissent sous d’autres formes, avec d’autres « objets » que la guerre (…). Chaque processus peut passer sous d’autres puissances, mais aussi subordonner d’autres processus à sa propre puissance. »¹

Pour le cas des formations sociales, le concept de « capture » est le processus machinique définissant l'appareil d'État, que l'on appelle alors, un « appareil de capture ». Plus largement, tout au long de l'ouvrage Mille Plateaux, la capture est définie comme une puissance d'appropriation :

« La capture détermine le mode par lequel des individus (biologiques, sociaux, noétiques) entrent dans des rapports variables qui les transforment. L'exemple princeps en est la symbiose qui lie la guêpe et l'orchidée (...) : la série animale (guêpe) « captée » par l'apparence de l'orchidée, assure la fonction d'organe reproducteur pour la série végétale. »²


Très inspirée par Gilbert Simondon et ses travaux sur le transindividuel,« La capture débouche donc sur une théorie du devenir, comme agencement : les termes "agencés" par la capture sont pris dans un mouvement solidaire, qui les fait devenir sans rester les "mêmes" ni devenir un même "autre". (...) Il y a là une logique de l'agencement comme multiplicité qui prétend fournir une alternative à la logique du même, et spécialement au devenir-autre de la logique hégélienne. (...) Cette capture, Deleuze la met effectivement en pratique en produisant ses œuvres avec Guattari : il ne s’agit plus de "penser" mais de "faire le multiple" ».⁴

L'Urstaat dont nous avons parlé plus haut, imaginé à l'aide du MPA, est un cas paradigmatique de la capture. Il s'érige comme appareil d'État sur la base d'un ensemble de communautés primitives agricoles distinctes les unes des autres. Les codes communautaires subsistent (lignage, territoire), mais sont surcodés par la formation impériale, l'unité éminente du despote. L'opération de capture, le surcodage, prend alors trois faces principales : la captation d'une rente foncière par le striage de l'espace (l'organisation d'une agriculture par exemple), l'extraction d'un surtravail par l'organisation de grands travaux (à commencer par l'irrigation), et l'émission d'un équivalent universel, la monnaie, par le biais de l'instauration de l'impôt. Les communes agricoles possèdent le sol sous la forme d'une possession communale, mais seule l'unité éminente supérieure (le despote) a la propriété du sol dont il tire la rente foncière. Il n'y a pas de réelle propriété privée, tout est public, même le despote n'existe que comme instance publique, mais face à l'Empire, l'esclavage est collectif, communal : il n'y a pas de travail salarié au sens auquel nous l'entendons, mais tous sont soumis à la captation d'un surtravail et en même temps asservis⁵ (dans le sens où les hommes sont les parties de la machine impériale).Enfin, l'émission de monnaie par l'impôt permet d'accumuler et de réaliser des équivalences entre la surproduction, la rente foncière perçue en nature ; et le surtravail, dégagé lors des grands travaux.

Mais l'objectif de Deleuze et Guattari, au travers du matérialisme historico-machinique, est moins « de statuer sur le moment paradigmatique de la forme-État, que de rendre compte de ses modes de présence dans les formations sociales (y compris dans les sociétés dites sans ou contre État), ce qui impose en retour de réévaluer les rapports de coexistence des formations de puissance hétérogènes qui rencontrent, conditionnent et affrontent les formations sociales étatisées ». Comme le laissait déjà entrevoir la citation introductive de cette partie, il y a à la fois coexistence externe des formations et coexistence intrinsèque des processus machiniques. La forme-État se retrouve toujours en rapport avec les autres formations de puissance. Ainsi, l'Urstaat est déjà entrevu par les sociétés « sans État », dans le déploiement de mécanismes d'anticipation-conjuration, mais nous pouvons aussi imaginer qu'il y a « de l'État », soit, des processus machiniques de capture, dans des formations sociales ne fonctionnant à priori pas sur le modèle classique de l'État moderne.

C'est là que nous en revenons à la vocation politique des plateformes, et à notre étude du texte d'Antonio Casilli duquel nous avions tiré deux premiers termes d'une plateforme idéale  : abolition de la propriété privée et l'abolition du salariat, pour une autre forme d'activité et d'extraction de valeur. Par comparaison de la formule trinitaire de l'Urstaat avec une plateforme comme Facebook, on pourrait dire que la plateforme (l'unité éminente supérieure) a la propriété d'un territoire, l'espace du web qu'elle organise et strie, et dont elle tire une rente (l'exploitation des données), qui n'est pourtant pas dérivée d'une propriété privée, mais d'une propriété commune (la production de donnée ne peut être que collective puisqu'elle est issue de relations transindividuelles). De la même manière, par le digital labor, la plateforme extraie de la valeur de la présence des personnes qui y sont inscrites sans que celles-ci ne soient ni seulement producteurs ou consommateurs, mais bien plutôt des parties constituantes de la plateforme : celles-ci étant donc bien plus asservis qu'assujettis (simples « utilisateurs »). Enfin, l’information, la donnée mise en forme, réalise la fonction d'équivalent universel anciennement dévolue à la monnaie. Émise par la plateforme, elle est l'indicateur symbolique par excellence : « Désormais, toute activité, tout mouvement quel qu’il soit peut se mesurer, se calculer, s’échanger comme information. L’information est le moyen grâce auquel l’argent étend infiniment sur le monde et en chacun son pouvoir d’égalisation. C’est une monnaie totale. »⁸ Il semble alors que dans l'espace d'Internet, le propre de la plateforme soit de fonctionner comme un ensemble d'appareils de capture. Luttant perpétuellement contre l'entropie, elle surcode selon un rythme ternaire : elle opère un striage de l'espace, valorise la présence, et abstrait le transindividuel à de pures quantités d'informations.

Bien sûr, nous ne risquerons pas aussi simplement à amalgamer les formations sociales. Il n'y a pas lieu de dire que les plateformes deviennent appareils d'États ou inversement que les appareils d'États deviennent plateformes, simplement, nous observons qu'au-delà de la métaphore de la plateforme comme « Empire », chacune des formations réalise des opérations d'un même type : des opérations de transcendance, de formalisation, que Deleuze et Guattari caractérisent sous les termes de surcodage et de capture. Les États et les plateformes participent d'un même champ de coexistence (au même titre que les sociétés sans États, les machines de guerre ou les formations œcuméniques), il n'y a pas unilatéralement « plateformisation du gouvernement » mais un ensemble complexe de relations de pouvoirs, de processus machiniques (conjuration, polarisation, capture, englobement...) et d'ajustements auxquels se contraignent mutuellement deux formations sociales opérant dans des espaces proches ou identiques et sur le même mode, celui de la cybernétique.

Notes


II ) L'hypothèse cybernétique :

A) Seconde mise au point

1) Qu'est ce que la cybernétique ?

« Il n'est probablement aucun domaine de la pensée ou de l'activité matérielle de l'homme, dont on puisse dire que la cybernétique n'y aura pas, tôt ou tard, un rôle à jouer »

Georges Boulanger, Le dossier de la cybernétique, utopie ou science de demain dans le monde d'aujourd'hui, 1968


Réunissant un ensemble de discours hétérogènes se confrontant au problème de la maîtrise de l'incertitud, la cybernétique naît médiatiquement en 1948 avec Norbert Wiener, et la parution de son ouvrage Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine (La cybernétique : Information et régulation dans le vivant et la machine). L'idée de Wiener est de considérer l'objet et le sujet de la connaissance comme un tout, un « système », dont l'incertitude peut être contrôlée et réduite par l'institution d'une circulation d'informations, sous la forme d'une boucle de rétroaction², le « feedback » :

« La rétroaction (feedback) est l’action en retour d’un effet sur l'origine de celui-ci : la séquence de causes et d'effets forme donc une boucle dite boucle de rétroaction. Au niveau supérieur, un système comportant une boucle de rétroaction a un effet de stabilisation des écarts par rapport à une consigne. Du point de vue de la distinction entre commande et action, la sortie de la commande et donc l'action font partie des facteurs qui influent en retour sur la commande du système. »³


Fig 5: Représentation d'une boucle de rétroaction, extraite de Wikipedia


Durant la seconde guerre mondiale, en 1943, Wiener a travaillé à l'élaboration d'un système de ce type, avec Arturo Rosenblueth et Julian Bigelow, le Predictor, un nouveau système de « DCA » (Défense Contre les Aéronefs), pouvant prévoir la trajectoire d'un avion cible à partir d’un modèle opérant des corrélations entre certaines des positions de l'avion et certains de ses comportements possibles.

‍Dans la mesure où, pour Wiener « le couplage des êtres humains en un système de communication plus grand est la base des phénomènes sociaux »⁵, d'après lui, la découverte ne peut qu'inéluctablement entraîner un bouleversement dans les sciences sociales : « La cybernétique est la théorie des communications et du contrôle aussi bien dans les êtres vivants, les sociétés et les machines. [...] La [neurophysiologie] a déjà emprunté bien des idées à la cybernétique. Nous pouvons penser que la sociologie suivra la même direction. »⁶

Si l'originalité de l'apport de Norbert Wiener a depuis été réévaluée, les sciences sociales ne l'ayant pas attendu pour se confronter aux problèmes de la communication et de l'information, comme « père de la cybernétique », Wiener a longtemps été considéré comme un « fondateur de discursivité ».Ainsi, Gilbert Simondon dans son étude épistémologique de la cybernétique, considère l'ouvrage Cybernetics de Norbert Wiener comme un nouveau Discours de la méthode, qui se donne pour objectif d'explorer « les espaces blancs de la carte de la science ».⁹

En effet, depuis Leibniz, personne, déclare Wiener, n'a pu embrasser l'ensemble de l'activité intellectuelle de son époque. Depuis ce moment la science a été de plus en plus le travail de spécialistes, dans des domaines manifestants pourtant une tendance à devenir de plus en plus proches :

« Il y a cent ans il n'y avait plus de Leibniz, mais il y avait un Gauss, un Faraday, un Darwin. Aujourd'hui il y a bien peu de savants qui puissent se donner le titre de mathématiciens, de physiciens de biologistes, sans réserve : chacun est topologiste, acousticien, spécialiste des coléoptères. Chacun est rempli du jargon de son domaine et connait toute la littérature qui le concerne, et toutes ses ramifications, mais la plupart du temps, il considère le sujet voisin comme quelque chose qui appartient à son collègue, à la troisième porte dans le couloir, et il considère tout regard sur son propre territoire comme une injustifiable violation de monopole. »¹⁰

« Il y a des domaines du travail scientifique, comme nous le verrons dans le corps de cet ouvrage, qui ont été explorés à partir des différentes frontières des mathématiques pures, de la statistique, de la théorie des machines électriques et de la neurophysiologie, domaines dans lesquels chaque notion reçoit de chaque groupe un nom particulier ; dans lesquels un travail important a été fait trois fois ou quatre fois pendant que quelque autre travail important est différé par l'indisponibilité dans un domaine de résultats qui sont déjà devenus classiques dans le champ voisin »¹¹

D'après Gilbert Simondon, la cybernétique ne se propose pas comme une nouvelle science, mais comme l'accès à un nouveau « domaine réflexif » au niveau des espaces blancs, permettant de dépasser la multitude des spécialités scientifiques :

« Il y a un geste philosophique dans cette metabasis, non point horizontale, mais verticale. La Cybernétique est la prise de conscience philosophique d'une problématique spontanée dont le terrain est une technologie universelle. »¹²

L'étude de Ronan Le Roux sur la cybernétique en France, de 1948 à 1970, éclaire cette idée : Le concept de metabasis rend compte chez Aristote de l'utilisation d'éléments de démonstration d'une science avec les objets d'une autre science. Ce cas est proscrit dans les Seconds analytiques car correspondant à un mélange des genres. Néanmoins Aristote reconnaît certaines exceptions (l'optique et l'astronomie font appel à la géométrie, la musique fait appel à l'arithmétique), celles-ci sont théorisées comme étant le rapport de subordination entre sciences « sur le modèle d'un rapport entre forme et substrat, entre général et particulier et dans le cadre d'un système métaphysique global qui confère un statut métaphysique à cette réglementation. »¹³

L'interdit aristotélicien, ainsi que les rapports de subordination métaphysique entre les sciences ayant nécessairement été revu à mesure de leur développement historique, par l'emploi de metabasis, Simondon, définissant la cybernétique comme l'ensemble des techniques inter-scientifiques, dresse : « une compatibilité opératoire inter-scientifique sinon supra-scientifique, [où] se découvre un mode de relation à l'objet qui n'est plus seulement scientifique mais technique. »¹⁴

Si l'on s'en tient à la définition posée par Gilbert Simondon, alors, la cybernétique ne cherche pas à identifier un processus complexe à un processus plus simple comme on le croit très vulgairement (par exemple la pensée humaine au fonctionnement d'un système mécanique), mais à établir des équivalences entre différentes situations dans lesquelles le savant peut se trouver en présence de tel ou tel objet d'étude :

« Le no man's land entre les sciences particulières n'est pas une science particulière, mais un savoir technologique universel, une technologie inter-scientifique qui vise non un objet théorique découpé dans le monde mais une situation. Cette technologie des situations peut penser et traiter de la même manière un cas de vertige mental chez un aliéné et un tropisme chez un insecte, une crise d'épilepsie et un régime d'oscillations de relaxation dans un amplificateur à impédance commune d'alimentation, un phénomène social et un phénomène mécanique. »¹⁵

Un pas de plus dans « l'évolution vers l'intégration totale »¹⁶ tel est le prix à payer au profit de la suppression des espaces blancs de la carte de la science où « plus rien ne doit exister en dehors car la simple idée du « dehors » est la source même de la terreur ».¹⁷

Non contente de « rendre comparable ce qui est hétérogène en le réduisant à des quantités abstraites »¹⁸, par le biais de l'équivalence, à la manière de la raison déductive, la cybernétique comme processus technique se donnerait les moyens d'opérer une identité, non pas dans la nature des objets, mais dans « l'activité opératoire que l'on doit exercer sur eux pour les modifier de la même manière »¹⁹. Alors au sein même de l'espace scientifique, Tiqqun, trouve dans la cybernétique un « Second Empire de la Raison où s'absente l'idée de Sujet jusqu'alors jugée indispensable »²⁰,une forme de radicalisation de la Dialectique de la Raison, exposée par Adorno et Horkheimer.

Afin de ne pas reconduire inutilement une forme de transcendance, nous ne considérerons pas la cybernétique comme une forme de « raison », mais bien comme technique interscientifique à l'origine d'un nouveau régime d'acquisition des savoirs. Cependant, si pour Adorno et Horkheimer, en 1944, la technique est l'essence même du savoir comme instrument de domination, et « la distance entre le sujet et l'objet, qui conditionne l'abstraction, se fonde sur la distance par rapport à la chose que le dominateur acquiert par l'intermédiaire du dominé. »²¹, pour nous, la cybernétique, aveugle à toute distinction entre sujet et objet, opérant sur la situation même, en vient à abstraire l'ensemble de l'existant, humain et non humain, à un même état de choses.

Notes


2) Qu'est ce qu'un dispositif ?

« Sous l'Empire, les anciennes Institutions se dégradent une à une en cascades de dispositifs. Ce qui s'opère, et qui est proprement la tâche impériale, c'est un démantèlement concerté de chaque Institution en une multiplicité de dispositifs, en une arborescence de normes relatives et changeantes. »

Tiqqun, Contributions à la guerre en cours


La notion de dispositif émerge dans les années 1970, dans un moment où les débats philosophiques se concentrent notamment sur la critique des institutions (prison, hôpital, asile, État, école, sexualité...), et au travers duquel un certain nombre d'auteurs se focalisent sur la question du fonctionnement technique des relations de pouvoir. On retrouve le mot de dispositif, utilisé sans réelle conceptualisation par Gilles Deleuze dans L’Anti-Œdipe, qui, comme nous l'avons vu, met notamment en évidence les « processus machiniques » à l'oeuvre au sein des formations sociales et particulièrement de l'appareil d'État, ou encore les travaux de Jean-François Lyotard sur l’économie libidinale, notamment dans Des dispositifs pulsionnels. Cependant, c'est réellement Michel Foucault, qui, en reprenant le mot de dispositif à Gilles Deleuze, va en exprimer toute la portée.

L'analyse du pouvoir de Michel Foucault prend son origine dans la volonté d'en réaliser une étude plus fine que celle des fondements juridiques de sa légitimité politique, ou de sa fonction de reconduction d'une forme de rapport de production. Dans un entretien donné à l'Université Catholique de Louvain en 1981, il nous explique que le pouvoir n'est pas une « puissance qui serait-là, occulte ou visible, et qui diffuserait son rayonnement nocif au travers du corps social ou qui étendrait d'une façon fatale son réseau. II ne s'agit pas pour le pouvoir ou pour quelque chose qui serait le pouvoir, de jeter un grand filet, de plus en plus serré qui étranglerait ou la société ou les individus ». Le pouvoir n'est ni l'État ou une institution, ce sont des relations, telles que l'un peut déterminer la conduite d'un autre, volontairement et en fonction d'un certain nombre d'objectifs qui sont les siens :

« Par pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation. »¹

Si le concept de dispositif a une fonction centrale stratégique dans l'organisation des relations de pouvoir, mais aussi dans l'analyse qu'en fait Michel Foucault, lui-même ne donne pas réellement de définition claire de ce qu'il entend par « dispositif », c'est pourquoi nous avons souhaité exposer ici les précisions terminologiques avancées par Giorgio Agamben dans son ouvrage, Qu'est-ce qu'un dispositif ? Nous tenterons ensuite d'observer comment cette définition peut nous permettre de caractériser de la même manière les appareils d'États et les plateformes media (intermédiaires qui rassemblent des groupes et favorisent les échanges économiques et sociaux – sites collaboratifs, réseaux sociaux, marketplace...), leurs appareils de captures constituant autant de dispositifs montés en réseau.

Dans un entretien de 1977, rapporté par Agamben, Foucault parle ainsi des dispositifs :

« Ce que j'essaie de repérer sous ce nom c'est [...] un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c'est le réseau qu'on établit entre ces éléments […] par dispositif, j'entends une sorte – disons – de formation qui, à un moment donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante... J'ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu'il s'agit là d'une certaine manipulation de rapports de force, d'une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif est donc toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais tout autant le conditionnent. C'est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir et supportés par eux. »²

Agamben résume cet extrait en trois points :

« 1) Il s'agit d'un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu'elle soit discursive ou non : discours, institutions, édifices, lois, mesures de police, propositions philosophiques. Le dispositif pris en lui même est le réseau qui s'établit entre ces éléments.
2) Le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s'inscrit toujours dans une relation de pouvoir.
3) Comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir. »³


On comprend alors que les différents appareils de captures que nous avons étudiés plus tôt, pour l'appareil d'État et pour la plateforme, ne sont rien de moins que des cascades de dispositifs, au sens foucaldien. Prise en elle-même, tout comme l'appareil d'État, la plateforme media est un phénomène d'intraconsistance⁴, qui fait résonner un ensemble de points ou de singularités d’ordre très divers (géographique, linguistique, mais aussi sociologique, économique, juridique, technologique...). Par exemple Facebook établit un réseau de discours (ses contenus), d'institutions, d'édifices (ses architectures algorithmiques), disposant de lois (ses conditions d'utilisation), de mesures de polices (le bannissement par exemple) et de propositions philosophiques (la libre circulation des flux). Par la collecte, le stockage et le traitement massif de données issues des pratiques quotidiennes de leurs utilisateurs, les plateformes sont au croisement des relations de pouvoir et de savoir. Elles usent de cette position stratégique par la structuration, le striage, de l'espace d'Internet, la valorisation de la présence et la production d'informations.

Comme nous l'avons vu en première partie, par le développement à outrance des médiations économiques dans nos vies, le capital promeut des styles de vie et des relations sociales « compatibles avec le maintien de son existence ». C'est l'une des fonctions des dispositifs. À ce jeu, Tiqqun note que la force du dispositif, sous couvert d'avoir pour fonction de relever l'accident, est de contrôler et normaliser le rapport au monde de chaque individu pris en son sein tout en singularisant comme « déviants » tout contrevenant à la règle : « Le dispositif singularise, extrait les corps en fraude de la masse indistincte des « usagers », en les forçant à quelque mouvement aisément repérable (sauter par dessus le portillon, ou se glisser derrière un « usager en règle »). Ainsi le dispositif fait exister le prédicat « fraudeur », c'est-à-dire qu'il fait exister un corps déterminé en tant que fraudeur ».⁷ Ce partage du sensible fonctionne toujours sur la base d'un couple normal/anormal où la mise en visibilité n'est jamais que le corollaire de l'imposition d'un certain rapport au monde  : « La majeure, dans le dispositif, c'est la norme. Le dispositif agrège ce qui est compatible avec la norme par le simple fait de ne pas le distinguer, de le laisser immergé dans la masse anonyme, portante de ce qui est « normal » (…) La mineure du dispositif sera donc l'anormal. C'est cela que le dispositif fait exister, singularise, isole, reconnaît, distingue puis réagrège, mais en tant que désagrégé, séparé, différent du reste des phénomènes ».⁸

D'après les auteurs de l'ouvrage La Cassure, par la prolifération des dispositifs, nous passons d'un cosmos réglé par la domination au règne de la disposition : « disposer une vie, de tout temps, c'est avant tout l'insérer dans un régime d'évidences qui façonne nos regards et nos gestes, et neutralise la puissance de la vie : son pouvoir-être-autre ».

Notes


B) L'art de ne pas changer le monde

1) De l'hypothèse libérale à l'hypothèse cybernétique

« Nous pouvons rêver à un temps où la machine à gouverner viendrait suppléer – pour le bien ou pour le mal, qui sait ? - l'insuffisance aujourd'hui patente des têtes et des appareils coutumiers de la politique. »

Père Dominique Dubarle, « Vers la machine à gouverner ? », Le Monde, 28 décembre 1948

« L'économie est un processus sans sujet. Depuis longtemps déjà, elle s'impose comme une vaste centrifugeuse, et si on y reste collé, c'est en vertu des lois mécaniques de la survie en milieu social »


Anonyme, La Cassure


Ce que le Père Dominique Dubarle, philosophe et logicien, ainsi qu'aumônier dominicain de l'Union catholique des scientifiques français, exposait dans le journal Le Monde, peu de temps après la parution de Cybernétics de Wiener, semble être en passe de réalisation. Le gouvernement n'est plus, s'il ne l'a jamais été, la prérogative des « têtes et appareils coutumiers de la politique » :

« Le gouvernement n’est plus dans le gouvernement. La « vacance du pouvoir » qui a duré plus d’un an en Belgique en atteste sans équivoque : le pays a pu se passer de gouvernement, de représentant élu, de parlement, de débat politique, d’enjeu électoral, sans que rien de son fonctionnement normal n’en soit affecté. »¹

L'hypothèse libérale, que l'on résume grossièrement depuis Bernard de Mandeville et Thomas Hobbes en un ensemble de fictions (l'État moderne, le sujet économique, la souveraineté, etc.)est en crise. Du geste de Michel Foucault, l'abandon de ces « universaux vides », nous retenons que le pouvoir n'émane pas de l'État comme d'un fondement, que la souveraineté n'est pas son arcane et que le sujet n'est pas pensable en dehors d'agencements complexes de processus de subjectivation. Désormais, la question classique de la théorie politique, « qui gouverne et pourquoi ? », est l'interrogation sur laquelle se condamne à buter toute recherche qui voudrait s'énoncer dans les coordonnées de l'hypothèse libérale, sans comprendre comment le gouvernement s'effectue.

En ouverture de l'article précédemment cité, Le code c'est la loi. Les plateformes sont des États, Olivier Ertzscheid pose pourtant la question de manière faussement candide :

« Si le code est la loi, et si les algorithmes sont sa police, alors où sont les juges ? », il s'alarme particulièrement du fait que certains « présidents » de plateformes, comme Mark Zuckerberg, CEO de Facebook, se considèrent « au-dessus des lois » :« Étonnant non ? Je vous le remets dans l'ordre : les citoyens font partie d'un État. L'État dispose d'un gouvernement, élu par les citoyens. Le gouvernement décide des lois s'appliquant aux citoyens de son état. Une société commerciale transnationale est présidée par un individu qui n'est élu par personne (sauf parfois par son conseil d'administration, OK). Lequel individu décide d'appliquer à l'ensemble des utilisateurs de sa plateforme, les lois du pays dans lequel ils - les individus - résident. Sauf s'il n'est pas d'accord (le chef de la société commerciale) avec ces lois ou qu'il estime (le chef toujours) qu'elles contreviennent (les lois) à la philosophie et/ou au modèle commercial de sa plateforme, de son service. Ce qui a changé c'est qu'aux macro-régulations entre "états" et/ou organisations transnationales (Facebook acceptant par exemple la demande du gouvernement Turc de bloquer les pages contenant les caricatures du prophète) s'ajoutent également des micro-régulations nichées au coeur d'applications apparemment "indépendantes" ou en tout cas "détachées" du continent du web: ainsi Waze (application rachetée par Google) fait actuellement l'objet d'une sévère critique de la part de l'association des Sheriffs américains qui l'accuse de rendre plus difficile son travail et de mettre parfois en danger la vie de ses officiers. Toujours les mêmes questions mais avec de plus en plus complexes renvois de responsabilité : qui est coupable ? Les utilisateurs ? Waze pour la mise en place d'une fonctionnalité ? Google pour être le propriétaire de l'application ? Ce qui a changé c'est la dilution de ces "régulations du code"dont parlait Lessig, mais c'est également leur étendue: il ne s'agit plus ici simplement de réguler les questions de "privacy" ou de liberté d'expression, mais les questions de circulation (automobile), de signalement (de radars), et j'en passe. »

Si l'on continue à penser dans les termes de l'hypothèse libérale, rien ne nous permet de comprendre ce fait, que la loi même, s'efface au profit du codeet que les « régulations du code » prennent une part toujours plus importante dans la production de nos vies. C'est qu'au tournant biopolitique du pouvoir, le pouvoir de gouverner « ne se dresse plus en face de la société civile comme une hypostase souveraine, comme un Grand Sujet Extérieur, [il] n'est plus isolable de la société » :

« Le pouvoir est désormais immanent à la vie telle qu’elle est organisée technologiquement et mercantilement. Il a l’apparence neutre des équipements ou de la page blanche de Google. Qui détermine l’agencement de l’espace, qui gouverne les milieux et les ambiances, qui administre les choses, qui gère les accès – gouverne les hommes. »⁵

Peu étonnant que les complotismes pullulent, en recherche du Grand Autre. Mais nous n'observons déjà plus qu'une constellation diffuse d'agents qui œuvrent au bon fonctionnement des dispositifs, parfois appelés les « militants de l'économie »⁶, autrement les « cybernéticiens »⁷. Il ne faut pas les voir comme un parti organisé mais seulement des corps en quête de survie, ou de miettes d'un pouvoir parcellaire,pouvoir« immanent à "la société", [qui] est la société en tant que celle-ci est un pouvoir »⁸. ON ne leur laisse pas le choix, ils sont parties du système.

Ce tournant, vers l'asservissement machinique généralisé, et la réalisation de l'Urstaat, permis notamment par l'avènement des techniques de l'information et de la communication, a été nommé par Tiqqun « l'hypothèse cybernétique ». Car si la cybernétique a manifestement échoué comme projet scientifique cela importe peu, elle a néanmoins réussi à s'imposer comme fiction, et comme matrice de notre époque. De The Nerves of government de Karl Deutsch, en 1953, aux start-up d'États de Pezziardi et Verdier, en passant par les théories d'Herbert Simon ou de Niklas Luhmann, l'idée d'un gouvernement comme « administration rationnelle des flux d'information » et l'homologie entre un système social et le réseau neuronal, sont devenues des scies de la pensée, en même temps qu'elles se réalisaient technologiquement :

« La puissance de la cybernétique réside dans le fait qu’elle explique le monde et le produit en même temps de manière à ce qu’il corresponde à cette image. »¹⁰

D'après Tiqqun, la cybernétique serait donc « une nouvelle technologie de gouvernement (...) un monde autonome de dispositifs confondus avec le projet capitaliste en tant qu'il est un projet politique »¹¹. D'une phrase nous saisissons l'utilité de si amples détours en définition. Ici, les formes classiques du capitalismes que nous avions évoquées en première partie, les classes, les races, les genres, mais aussi les appareils d'États, auxquelles viennent s'ajouter les firmes multinationales et bien sûr les plateformes, se retrouvent bien surcodées en tant qu'ensembles de dispositifs, fonctions du contrôle au-delà de la production d'une plus-value. Ce sont des appareils de gouvernement, dans un sens purement machinique :

« Les formes classiques du capitalisme se survivent, mais comme formes vides, comme purs véhicules au service du maintien des dispositifs. Leur rémanence ne doit pas nous leurrer : elles ne reposent plus en elles-mêmes, elles sont devenues fonction d’autre chose. Désormais, le moment politique domine le moment économique. »¹²

Paradoxalement, ce moment politique est celui de l'extinction de la politique.Olivier Ertzscheid le remarque bien à l'étude des plateformes, celles-ci polarisent l'espace, réticulaire et réel, leurs algorithmes édictant des ensembles de normes mouvantes, fluides. Cependant, l'être humain est lui même un facteur d'incertitudes et l'administration des besoins sociaux par l'intermédiaire des flux d'information fait parfois défaut. Les personnes physiques identifiées comme décisionnaires (les « responsables » de l'hypothèse libérale), les « présidents » des GAFAM par exemple, sont elles mêmes incapables, dans de plus en plus de cas, d'opérer ou d'expliciter bon nombre des régulations opérées par les plateformes. En Janvier 2015, Verity Harding,alors en charge des relations publiques chez Google, expliquait qu'il était pour Youtube « parfaitement impossible d'identifier les vidéos djihadistes dans une temporalité raisonnable (c'est à dire avant qu'elles puissent être vues) »¹⁴. Effectivement, chaque minute, plus de 300 heures de vidéos étaient alors téléversées (« uploadées ») sur Youtube, une masse d'information intraitable pour l'être humain.

Ces difficultés de l'humain face à la prise d'autonomie des dispositifs ne cessent de se confirmer. Un coup d'oeil aux opérations de « lutte contre les fake news » le confirme, la société cybernétique fuit de partou r « toute crise, dans le capitalisme cybernétique, prépare un renforcement des dispositifs ».¹⁶ Pendant que certains professionnels de la politique poursuivent la représentation, à coups de lois spectaculaires (après des lois « contre le piratage informatique » pourquoi pas une loi « contre les fake news » ?), nos apprentis sorciers de la cybernétique ont déjà une solution toute trouvée : s'en remettre une fois de plus aux dispositifs algorithmiques. Révisions des codes présidant à l'abreuvement d'informations (mise à jour du page rank, l'algorithme du moteur de recherche de Google, ou du newsfeed, le fil d'actualité de Facebook) ou même développement de nouvelles fonctionnalités de fact-checking¹⁸ (contrôle des faits), les plateformes rivalisent d'ingéniosité afin de parfaire le fonctionnement autonome des dispositifs...

Notes


2) Vers une gouvernementalité algorithmique

« Son fonctionnement automate découpe l'éventail presque infini des rythmes dans lesquels la vie est tenue de s'ajuster, et en cas d'incompatibilité, il est d'ailleurs bienvenu d'envoyer un feedback négatif permettant à la structure modulable de correspondre plus étroitement aux attentes qu'elle a générées (« votre avis nous intéresse »). On pousse la plaisanterie jusqu'à décréter la souveraineté de l'utilisateur. »

Anonyme, La Cassure


Nous devons à Michel Foucault d'avoir finement caractérisé les différents régimes de gouvernementalité expérimentés au travers du développement historique de nos sociétés. Dans Surveiller et Punir, il analyse notamment, à compter du XVIII ème siècle, le passage de la société de souveraineté, caractérisée par une économie de prélèvement et l'exercice du pouvoir souverain, de vie ou de mort (marquage des corps, supplices en tout genre, etc...), à la société disciplinaire, caractérisée par une organisation capitaliste de la production et l'exercice d'un biopouvoir, la capacité de réguler, d'administrer, de gérer les formes de vies. Dans la société disciplinaire, le pouvoir est horizontal, immanent au corps social, inséré dans tous les aspects de la vie. Il se caractérise par la discipline, une technique de gestion destinée à orienter les comportements des individus et par l'organisation de grands milieux d'enfermement (les« hétérotopies », la famille, l'école, l'usine, l’hôpital, la prison...). Ces espaces hétérogènes segmentent des flux, assurant la sélection et l'orientation des courants selon les besoins du corps social.²

Au détour des années 1990, Gilles Deleuze partant de l'analyse effectuée par Michel Foucault, expose la crise des milieux d'enfermements, et en conséquence, des sociétés disciplinaires. Pour Deleuze, si les milieux d'enfermement sont alors en crise, c'est en raison d'une l'hypertélie, une adaptation exagérée par rapport à un milieu fixe, qui entraîne la ruine de la structure lors de tout changement de milieu, lors de toute modification dans les techniques de production.Alors que le capitalisme compressif analysé par le marxisme, « à concentration, pour la production et de propriété » devient dispersif, c'est à dire reposant majoritairement sur la circulation et la gestion des flux financiers plus que de la production « qu'il relègue souvent dans la périphérie du Tiers-Monde »⁴, la société se doit de suivre le mouvement dans son ensemble. Alors, la vieille forme-usine hypertélique devient l'entreprise, une âme, un gaz modulable à l'infini, « dans des états de perpétuelle métastabilité qui passent par des challenges, concours et colloques extrêmement comiques ».⁵ Les sociétés de contrôle remplacent peu à peu les lieux clos des sociétés disciplinaires par la mise en réseau de dispositifs de contrôle ouverts et modulables, potentiellement capable d'intégrer les mutations du réel.

Dans le Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, publié dans Pourparlers en 1990, Deleuze souligne bien le fait que Foucault était parfaitement conscient de la brièveté du modèle disciplinaire, il analysait effectivement la société qui lui était contemporaine comme une société de surveillance. Celle-ci s'éteint sous nos yeux. Nous considérons la société de contrôle (ou de surveillance) comme un premier âge de l'hypothèse cybernétique. Le second est celui qui s'ouvre aujourd'hui. Le capitalisme dispersif s'y double de l'économie de la présence et le pouvoir s'y exerce par la gouvernementalité algorithmique.

Le concept de gouvernementalité algorithmique, d'abord évoqué par Michel Foucault dans le cours donné au Collège de France, de janvier à avril 1978, Sécurité, territoire, population, a été récemment reprispar Antoinette Rouvroy, juriste et philosophe du droit à l'université de Namur. D'après elle, le modèle du panoptique de Benthamutilisé comme paradigme du dispositif par Michel Foucault est de moins en moins opérant pour comprendre la société actuelle. En effet, du point de vue de la cybernétique, l'image d'un œil surplombant induisant un certain mode de conduite à un sujet par économie de la visibilité n'a plus de sens, dans la mesure où pour la cybernétique, l'expérience subjective réelle ne compte pas. Dans le monde entendu comme système, le savoir n'a pas à être produit en cernant les contours du réel, mais par pure induction statistique. Le savoir est « conçu comme déjà là, immanent au jeu des données ».⁷

Pour Antoinette Rouvroy, dans un article rédigé avec Thomas Berns et intitulé Le Nouveau Pouvoir Statistique, la gouvernementalité algorithmique est une « digitalisation de la vie même »⁸, effectuée par la détection, la classification et l'évaluation anticipative des comportements humains, par un réseau de dispositifs technologiques : une informatique autonome, une biométrie dynamique, ou encore des environnements et une vidéo surveillance « intelligents ». Ces ensembles de procédés, qui étaient pour une part encore à l'état de projets lors de l'écriture de l'article, en 2010, se diffusent peu à peu autour de nous. En France, en 2018, la reconnaissance faciale «intelligente» est annoncée comme une nécessité pour le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb. Le modèle chinois de contrôle de la population par des algorithmes d'identification des personnes semble inspirer le gouvernement et l'administration française qui lancent expérimentations et partenariats.⁹

Pour le bien de l'exposé, Antoinette Rouvroy et Thomas Berns distinguent un nouveau savoir statistique, le data mining, et un nouveau pouvoir statistique, le profilage.Le « data mining » a notamment été défini dans un document émanant du United States General Accounting Office comme « l’application de la technologie et des techniques de banques de données (comme l’analyse statistique et la modélisation) dans le but de découvrir les structures cachées et les relations subtiles entre données, et d’en inférer des règles permettant la prédiction de résultats futurs. »¹¹ Celui-ci effectue une logique cybernétique par l'induction automatisée et rétroactive de données dont le seul caractère est leur quantité. Ce n'est néanmoins pas une opération de logique déductive dans la mesure où elle est aveugle aux causes des phénomènes et ne fait qu'observer des corrélations statistiques. Le profilage, lui, repose sur les corrélations précédemment opérées lors du data mining. Il « permet d’inférer, avec une certaine marge d’incertitude, de la seule présence de certaines caractéristiques observables chez un individu donné, d’autres caractéristiques individuelles non observables, actuelles ou futures. »¹³ Toute l'ironie de la chose est que, malgré l'abandon du souci de la causalité au profit de l'induction statistique pure, et donc de « l'abandon de toute ambition de prévention ou de correction des inégalités sociales impliquées dans les différences en termes de qualité de vie, de performance économique, d'intégration sociale », le profilage se veut objectif et impartial car ne reposant pas sur des catégories socialement éprouvées (Antoinette Rouvroy l'oppose ainsi au profilage ethnique). C'est pourquoi, alors même qu'il n'est rien d'autre qu'un puissant outil de maintien de l'ordre, il pourrait« passer pour attester du triomphe de l’analyse rationnelle sur les biais entachant la perception humaine ».¹⁴

Au fond, si nous comprenons l'État et la plateforme non pas seulement comme des institutions, mais comme réseaux de dispositifs, il est plus aisé de comprendre le lot de terreur charrié par le discours autour de la « plateformisation de l'État ». Si l'énoncé de l'hypothèse cybernétique est exact et que celle-ci n'a d'autre but que de neutraliser « tout ce qui de la vie est irréductible au calcul »¹⁵, tout en s'affranchissant de la moindre considération pour l'expérience subjective, alors l'État moderne ne peut plus être qu'un ensemble de dispositifs dysfonctionnels, appartenant à l'ancien régime du pouvoir, celui du du gouvernement du visible et de la surveillance. C'est pourquoi l'État ne peut se survivre que comme résidu, à la manière de la prison, perpétuant encore dans certains cas particuliers le modèle de la discipline. À l'inverse, l'hypercentralité des plateformes dans la production de code et le traitement des données en fait inévitablement un vecteur stratégique de la gouvernementalité algorithmique. En effet, on observe que la qualité de prédiction d'un algorithme repose, avant même sa sophistication propre, sur l'étendue du panel de données inductibles. Ensuite, le caractère à priori inoffensif des plateformes fait que les objets mêmes du contrôle y participent d'autant plus facilement, « librement », par l'émission constante de traces, le moindrecomportement générant des métadonnées, le moindre clic, la moindre recherche, est enregistré dans des logs, des cookies, les bases de données...

Cette intériorisation du processus de domination n'est pas particulièrement étonnante dans la mesure où Giorgio Agamben remarque que dès la société disciplinaire, les dispositifs s'inscrivent comme le moyen de la « création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement ». La principale différence ici, c'est que ce n'est pas réellement un corps individuel, qui est la cible de la gouvernance algorithmique, mais un ensemble composé en fragments « dividuels » à partir de chaque indication laissée par ses relations à la totalité du système, le miroitement d'un corps statistique supposément « transparent ».

À ce point seulement apparaît une lueur réjouissante. La société cybernétique a beau se vouloir être une société de transparence, où chaque chose se retrouverait dépouillée de sa singularité, de son altérité, nous avons pour nous que jamais rien ne sera aussi transparent que la mort. Ainsi à y bien regarder, le passage d'une économie du visible à la digitalisation de la vie même confirme que les dispositifs n'ont jamais été aussi aveugles :

« Aux yeux de l'autorité (et peut-être a-t-elle raison), rien ne ressemble autant à un terroriste qu'un homme ordinaire. Plus les dispositifs se font envahissants et disséminent leur pouvoir dans chaque secteur de notre vie, plus le gouvernement se trouve face à un élément insaisissable qui semble d'autant plus se soustraire à sa prise qu'il s'y soumet avec docilité. »²¹

Notes


Conclusion

Au cours de notre développement, afin d'être en capacité de penser les plateformes comme des appareils de capture - tout l'enjeu de notre première partie - nous avons commencé par une série de mises au point. Dans un premier temps, il était en effet nécessaire de reconsidérer l'idée, encore trop souvent véhiculée, qu'Internet fournirait l'exemple d'un espace lisse par excellence, au sens Deleuzien. Comme nous avons pu le noter, Gilles Deleuze en convenait lui même : il n'existe pas en réalité d'espaces qui pourraient être considérés comme parfaitement lisses, ou à l'inverse, parfaitement striés. À l'observation de cas concrets, ces deux espaces se retrouvent constamment mélangés, débordant les uns sur les autres et composant de manière complexe. Pour l'espace d'Internet, nous remarquons que les plateformes constituent de puissants vecteurs de striage, qui n'opèrent massivement des déterritorialisations, que pour reterritorialiser leurs objets selon leur logique propre.

Il nous a aussi paru important d'exposer le fait que les récents travaux autour du digital labor nous permettent de repenser, bien plus largement, les mutations de l’aliénation et de la production dans nos sociétés : sur le modèle de l'abstraction et de la valorisation de nos liaisons numériques quotidiennes, nous retenons qu'aujourd'hui le capital tend plutôt à se nourrir de relations transductives et transindividuelles, arrachant tout élément productif à son milieu et se posant comme intermédiaire marchand.

À ce point du travail, il était temps de confirmer, avec Antonio Casilli, que les stratégies économiques des plateformes, loin de la neutralité que leur nom suppose apparemment, participent d'une forme de gouvernement. En fait, par comparaison avec l'Urstaat, moment paradigmatique et originaire de la forme État pour Gilles Deleuze et Félix Guattari, nous déduisons que, à la manière d'un appareil d'État, dans l'espace d'Internet, la plateforme opère comme une trinité d'appareils de captures, striant l'espace du web, valorisant la présence, et abstrayant le transindividuel. Nous n'amalgamons néanmoins pas les formations sociales, une plateforme n'est pas un État, et un État n'est pas une plateforme, cependant, nous prenons acte de la proximité de fonctionnement de leurs processus machiniques de capture.

Alors, pour nous, la « plateformisation du gouvernement » est le tissu complexe de relations de pouvoirs, de processus machiniques (conjuration, polarisation, capture, englobement...) et d'ajustements auxquels se contraignent mutuellement les deux formations sociales, États et plateformes.

Dans une seconde partie, nous avons voulu pointer le fait que cette coexistence de deux ensembles d'appareils de capture venait confirmer l'obsolescence programmée de l'hypothèse libérale, contenue dans les trois fictions de l'État moderne, du sujet économique, et de la souveraineté, et donc, à terme, de la supériorité fonctionnelle de l'appareil d'État comme assemblage de dispositifs de pouvoir. Pour ce faire, il était en priorité nécessaire de revenir sur les définitions des concepts de « cybernétique » et de « dispositif ».

Nous retenons des précisions épistémologiques de Gilbert Simondon que la cybernétique est une technique interscientifique aveugle à toute distinction entre sujet et objet et opérant sur la situation même, comme une totalité systémique. Visant à éradiquer l'incertitude par la traduction d'un système en ensemble de données, et leur induction dans des processus de rétroaction, la cybernétique est dans un même mouvement savoir et pouvoir, technique interscientifique de gouvernement.

Concernant la catégorie de dispositif, l'étude de la définition fournie par Giorgio Agamben dans l'ouvrage Qu'est-ce qu'un dispositif ?, nous a permis d'entendre chacun des appareils de captures en jeu dans les stratégies des appareils d'États et des plateformes comme des dispositifs au sens de Michel Foucault. Enfin, nous pouvions noter qu'en tant que « monde autonome de dispositifs confondus avec le projet capitaliste en tant qu'il est un projet politique », où les appareils État et les plateformes se trouvaient surcodés comme réseaux de dispositifs, l'hypothèse cybernétique supplantait l'hypothèse libérale.

Suivant l'étude historique des régimes de gouvernementalité par Michel Foucault, et sa continuation, par Antoinette Rouvroy notamment, cette hypothèse cybernétique, nous la distinguons en deux âges, celui de la société de surveillance (ou société de contrôle) et son économie du visible, et celui de la gouvernementalité algorithmique, caractérisée par une « digitalisation de la vie même ». Si ces deux régimes du pouvoir se superposent encore largement, il est probable que le régime de la surveillance décline peu à peu, à la manière du régime disciplinaire, aujourd'hui spécifique à un nombre réduit d'hétérotopies. C'est pourquoi nous comprenons le discours autour de la « plateformisation » de l'État comme la manifestation d'une crainte face à l'idée de l’appartenance de l'État moderne à un régime de pouvoir en plein dépassement. Il est probable que l'État « libéral » tel que nous le connaissons se survive encore un temps. En revanche, nous pensons que l'hypercentralité des plateformes dans le traitement des flux d'informations et dans l'induction de données, et leur inoffensivité apparente, en font à présent le réseau de dispositifs privilégié de la gouvernementalité algorithmique.

Si ce constat peut paraître sombre, notre inquiétude est à la hauteur de la menace pour les processus d'individuations et transindividuations. En effet, pour les plateformes, « mettre l'utilisateur au centre », cristalliser l'individu dans une bulle informationnelle prédéterminée et entièrement « personnalisée », c'est bloquer systématiquement toute possibilité de bifurcation, de création, de libre jeu des flux de devenir.Par ailleurs, non content de dégrader les relations par la médiation marchande, sur Internet comme ailleurs, le capital n'a de cesse de faire en sorte que l’expérience transindividuelle soit réservée et qu’elle n’existe que de façon éphémère ou bien localisée dans l’espace et le temps.Comme l'indique le Comité Invisible dans une sentence lapidaire, les plateformes participent de ce processus :

« La condition du règne des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), c’est que les êtres, les lieux, les fragments de monde restent sans contact réel. Là où les Gafa prétendent "mettre en lien le monde entier", ce qu’ils font, c’est au contraire travailler à l’isolement réel de chacun »

Aussi, si nous n'avons pu l'envisager cette année, notamment pour des raisons de temps, nous pensons qu'un travail sur ce sujet ne pourrait couper à une partie supplémentaire. En effet, un tel constat sur l'émergence des plateformes comme participant à la gouvernementalité algorithmique, souligne l’urgence de la mise en visibilité de ses mécanismes de pouvoir, mais souligne aussi toute la difficulté de leur déconstruction par une pratique sociale et politique. C'est pourquoi, face au devenir totalitaire de la cybernétique, nous souhaiterions réaffirmer la nécessité de sortir la conception moderne de l'autonomie de l'entente humaniste la caractérisant depuis les lumières, afin d'envisager une « autonomie des mondes »⁴, une politique de développement des relations transindividuelles et transductives, libérées des mutilations du capital. Nous distinguons d'une autonomie réelle, désirable, une autonomie existentielle⁵, promue par le capital depuis son intégration de la critique artiste dans les années 70, comme « la capacité de débrouille, d'adaptation, la flexibilité, la trahison toujours possible de nos liens », visant à nous rendre « autonomes » en tant qu'individu isolés répondants aux exigences de l'économie. Contre cette politique qui dissocie les êtres de leurs milieux de vie pour assurer ses prises et créer des dépendances, pour devenir celle par qui il faut nécessairement en passer pour vivre et assurer sa subsistance, contre l’idéologie du progrès, où accélération et développement vont de pair avec la promotion de formes d’autonomies existentielles,⁶ voilà qui dessinerait un programme d'émancipation et de lutte contre la société cybernétique en formation : Interrompre le temps du capital, recréer du commun, déployer des relations transindividuelles (et d’interdépendances) là où elles méritent de l’être, et devenir de plus en plus capables d’autonomie.

« La réussite se jouera toujours au croisement de l'itinéraire que nous serons capables de tracer à l'intérieur de nous-mêmes et de celui qui s'accomplit avec les autres »

Marcello Tarì, Le révolutionnaire a toujours été un itinérant

Notes

Bibliographie

Crédits